Librairie Pierre Saunier

A l’ombre des jeunes filles en fleursA l’ombre des jeunes filles en fleurs A l’ombre des jeunes filles en fleursA l’ombre des jeunes filles en fleurs A l’ombre des jeunes filles en fleursA l’ombre des jeunes filles en fleurs A l’ombre des jeunes filles en fleursA l’ombre des jeunes filles en fleurs A l’ombre des jeunes filles en fleursA l’ombre des jeunes filles en fleurs

Proust (Marcel).
A l’ombre des jeunes filles en fleurs.

Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1918 ; fort in-12, cartonnage à la bradel recouvert d’une soie tilleul à rinceaux fleuris orpiment, gardes papier Maître relieur aux teintes atones de vert, de bleu et de gris orangé, tête marbrée sur le même motif, non rogné, couverture conservée (AlidorGoy). 443 pp., 2 ff. de table.

25 000 €

Le premier exemplaire de la reine des Canaques

Édition originale – achevé d’imprimé au 30 novembre 1918 – sous une couverture portant une mention de deuxième édition.

Envoi autographe : A Madame Gérard d’Houville. Madame la difficulté où je suis de trouver des 1ere éditions m’empêche d’envoyer aussi vite que je voudrais des exemplaires dignes d’elles à mes deux ou trois grandes admirations préférées. Une funeste Société de bibliophiles a accaparé les « beaux papier » et des libraires que je ne peux découvrir les 1ere éditions. Et cela me fait tant de peine de donner ces raisons gauches, ridicules et vraies au sublime auteur du Temps d’aimer.

Gérard d’Houville est le nom de plume de Marie de Régnier, née Marie de Heredia. Le Temps d’aimer, son troisième roman, date de 1908. De quatre ans son aîné, Marcel Proust la fréquenta régulièrement dans sa jeunesse.

C’est le premier exemplaire d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs qu’il envoya à Marie de Régnier – la dédicace, précipitée semble-t-il, que l’auteur oublie de signer, témoigne de son empressement à lui adresser le volume. On peut penser que Proust avait tardé – sinon oublié – de lui envoyer son livre et lorsqu’il voulut corriger sa bévue, il s’était trouvé démuni : ni grand papier, ni première édition …

Vers août 1919 (selon Kolb) Proust lui envoya un exemplaire « à la hauteur » enrichi cette fois d’une dédicace plus sentie qui renvoyait à une période lointaine de leur commune jeunesse (presque 30 ans) : A sa Majesté la Reine des Canaques (à qui les Français, ne sachant retenir son nom, ont donné celui bien joli et justement glorieux de Gérard d’Houville), j’envoie avec mes remerciements émus pour sa bonté, une 1ere édition enfin trouvée (nous soulignons). J’espère en avoir bientôt une aussi de Pastiches. En rappelant à sa Majesté Canaque que je ne suis pas un admirateur moins fervent de l’Inconstante ou du Temps d’aimer, que de Monsieur d’Amercœur et du Bon plaisir, je mets aux pieds de la Reine les hommages d’un Canaque fidèle. Marcel Proust.

Ce n’est qu’en décembre que la reine, félicitant son cher Canaque de son prix Goncourt, accusa réception du volume : Vous ne m’en voulez pas dites de ne pas vous avoir encore remercié pour les Jeunes filles en fleurs – si elle se réjouissait de son succès, elle ne manquait pas de lui retourner une petite pique royale : mais j’espérais que vous obtiendriez le grand prix de Littérature et je travaillais pour cela … Enfin un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.

A la suite des Jeunes filles, Proust, sans manquement et respectueux de l’heure, lui envoya chacun des quatre volumes de La Recherche parus de son vivant, numéroté et dûment dédicacé, nanti de toutes les humilités canaquadémiques requises (cf. Catalogue de l’Exposition Marcel Proust en son temps, Musée Jacquemart-André, 1971, les volumes présentés sont brochés – reproduits également dans le Bulletin du Bibliophile, 4eme trimestre 1971).

En 1894, les trois filles Heredia (Hélène, Marie, Louise) avaient fondé une « Canaquadémie » pour singer avec bonhomie l’Académie française où leur poète de père venait d’être reçu en grande pompe. Portée à sa tête, Marie fut proclamée « Reine de Canaquie » – une « grimace de réception » tenait lieu de discours, quelques règles peu contraignantes de statuts : le canaque se devait d’écrire des poèmes fantaisistes, d’assister chaque samedi aux réunions, de se plier aux exigences de jeux variés, de vénérer les vieilles brochures et de jurer aide et assistance aux membres de la confrérie. On badinait en société rue Balzac chez les Heredia, parfois en Chevreuse pour des pique-niques joyeux. La Canaquadémie disparut aussitôt après le mariage soudain de Marie de Heredia avec Henri de Régnier. Quelques canaques notoires : Paul Valéry, Léon Blum, les frères Berthelot, Fernand Gregh, Pierre Louÿs, Henri de Régnier ou Marcel Proust – distingué par la reine du titre de « Premier Canaque de France » (lettre de sa Majesté à Proust, Kolb, tome I-403 – le tome XX contient une dizaine de lettres aussi délicieuses qu’amusantes de Proust à sa Reine datant de cette époque).

Il avait un joli visage dans sa jeunesse – se souviendra Marie de Régnier dans un entretien à la fin de sa vie (88 ans). Nous l’habillions en fille, ce qui lui allait bien et nous amusait beaucoup. Il venait voir mon père rue Balzac ; nous allions dîner chez ses parents. Son père était médecin, ainsi que son frère Robert, qui m’a soignée autrefois. Il était l’élève de notre cher Pozzi. Marcel Proust avait écrit un livre remarqué par André Chaumeix, dans Les Débats, mais je n’aurais jamais pensé, à cette époque, que le jeune snob aurait du génie. Henri de Régnier a reçu de lui de nombreuses lettres, le suppliant de lui faire obtenir le prix de l’Académie. Après la publication des Jeunes filles en fleurs, il changea d’avis : « Arrêtez tout, Léon Daudet va me faire avoir le Goncourt ». Son œuvre est considérable et de qualité par les sujets traités. Il décrit la société de son époque, qu’il connaît très bien ; parle de philosophie – on découvrait Bergson – ose, le premier, révéler certaines mœurs. Son style exprime minutieusement sa pensée d’artiste, et la longueur de sa phrase convient à la complexité de son observation. (…) J’ai cessé de le voir, car il recevait au Ritz, à une heure du matin. Vous savez qu’il est mort, près d’ici, rue Hamelin. J’ai beaucoup de lettres de Marcel Proust, je ne sais où elles sont. Les ai-je déchirées ? Peut-être.

Marie de Régnier légua ses exemplaires de La Recherche à la Bibliothèque de l’Arsenal, en souvenir de son père qui en fut le conservateur pendant plusieurs années. Notre exemplaire a échappé à la donation et suivit un autre chemin. Inutile d’envisager que Proust ait pu se raviser, n’envoyant pas le volume, « la 1ere édition enfin trouvée » de sa seconde dédicace sous-entend le contraire.

A part la mention de deuxième édition sur la couverture, le volume est bien une édition originale avec le bon achevé d’imprimer – Proust se méprend un peu mais il est vrai que, nonobstant ses excuses, envoyer un exemplaire avec une mention qui l’éloigne du jour de sa parution, est un manque de tact …

Charmant exemplaire, dans une reliure conforme au quatrième statut canaquadémiste − la tête marbrée « sous-bois de Chevreuse » est du dernier chic ...